L. Charrier u.a. (Hrsg.): La Suisse entre consensus et conflits

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Titel
La Suisse, entre consensus et conflits:. enjeux et représentations


Herausgeber
Charrier, Landry; Gomez, Anne-Sophie; Platelle, Fanny
Erschienen
Reims 2016: EPURE - Editions et presses universitaires de Reims
Anzahl Seiten
274 S.
Preis
€ 20,00
URL
von
Nicolas Gex, Université de Lausanne

De l’étranger, comme le notent les éditeurs en introduction, la Suisse est souvent perçue comme «l’exemple de la mise en oeuvre réussie d’une sorte d’idéal de stabilité, voire de modèle démocratique» (p. 9). Se contenter d’une telle image, s’empressent-ils de préciser, serait «oublier que la culture helvétique du consensus, qu’illustre le principe de la «démocratie de concordance», est aussi le fruit d’une construction masquant l’hété ro gé néi té du pays, ainsi que les conflits qui émaillent son histoire. » (pp. 9-10) Les douze contributions réunies dans ce volume, les actes d’une journée d’études tenue en 2015 à Clermont-Ferrand, explorent la subtile articulation entre consensus et conflits qui a marqué le fonctionnement institutionnel et social de la Suisse à partir de la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage se concentre sur les modes de résolution des conflits par le recours au consensus, ainsi que sur leurs représentations dans les littératures helvétiques. Qui dit résolution de conflits, dit conflits. En creux, ce volume présente, sans prétendre à l’exhaustivité, un certain nombre de tensions (neutralité durant et après la Seconde Guerre mondiale, élaboration et fonctionnement du consensus politique (« formule magique»), questions migratoire et féminine) qui ont marqué la Suisse de cette période, même si le discours officiel a élevé le consensus au rang de mythe national, bien mis à mal par les travaux des historiens critiques depuis plusieurs décennies.

Après une substantielle introduction où les enjeux sont clairement posés, les communications s’orga nisent en deux parties égales: une première, historique, revient sur cette thématique par des études de cas, et une seconde, littéraire, est centrée sur les représentations de ces mêmes conflits. Cette double approche induit un dialogue interdisciplinaire fécond qui permet de lever le voile sur des éléments qu’un traitement «purement littéraire » ou «purement historique » aurait rendus moins évidents. Dans l’impossibilité de rendre compte précisément de chacune des communications, les lignes qui suivent mettront l’accent sur les grandes articulations de l’ouvrage, tout en soulevant quelques points particuliers.

La première partie regroupe six contributions centrées sur des formes de résolution de conflits politiques, avec un accent sur le regard critique porté par plusieurs intellectuels suisses de premier plan. La figure de Walter Stucki, ministre de Suisse à Vichy entre 1940 et 1944, est au centre de la contribution de Landry Charrier. Il s’intéresse en particulier à son action médiatrice au moment de libération de la ville d’eaux. La question de la relation de fidèle amitié entre Stucki et Pétain est également abordée. Malgré l’issue de la guerre, le ministre de Suisse voyait le chef de l’État français comme une victime n’ayant su s’opposer aux partisans de la collaboration et non comme un de ses promoteurs. Cette position, partagée par de nombreux contemporains, dominait l’historiographie française jusque dans les années 1970. Thomas Nicklas propose un portrait parallèle de deux intellectuels suisses actifs durant la guerre : Jean Rudolf von Salis et Herbert Lüthy. Occupant des positions institutionnelles fort différentes, tous deux ont commenté sans relâche l’actua li té; sur les ondes de l’émetteur national de Beromünster pour le premier, dans les colonnes du St. Galler Tagblatt pour le second. Ils incarnaient des positions très différentes dans le champ intellectuel contemporain: von Salis était perçu comme une sorte de porte-parole officieux de la Suisse officielle, alors que Lüthy apparaissait comme un critique intraitable de cette même Suisse officielle. Quoi qu’il en soit, tous deux ont «donné voix et forme à une neutralité combative qui ne s’aligne pas sur l’un ou l’autre camp, mais qui prend parti pour une cause, celle de l’honnêteté intellectuelle». (p. 63)

L’intégration du Parti socialiste au Conseil fédéral en 1943 marque un tournant. Bien qu’elle ait été loin de faire l’unanimité au sein de la gauche helvétique, elle a été comprise, comme le montre Hadrien Buclin, comme un moyen de répondre à diverses tensions sociales et politiques contemporaines (internes et externes). Le consensus autour de la présence d’un représentant socialiste (deux dès 1959) se fera également autour d’un anticommunisme virulent. Cet élément commun à la droite et à la gauche social-démocrate «permettra de garantir une stabilité politique durable dans les années d’après-guerre.» (p. 80).

Écrivain majeur, Max Frisch est également (surtout, pour certains) une voix critique de la Suisse de seconde moitié du XXe siècle. Régine Battiston propose une relecture chronologique de sa production (écrits et discours), afin d’analyser l’évolution de ses engagements et de ses prises de position. Selon elle, affirmation qu’il conviendrait de nuancer, «le citoyen engagé a détrôné l’écrivain.» (p. 94) Cette contribution contient quelques malheureuses scories, à savoir des traductions hasardeuses de l’allemand: «police de l’émigration» pour «police des étrangers» (p. 86), «Congrès des écrivains suisses» pour «Société suisse des écrivains» (p. 89) ou «Parti social-démocrate suisse» pour «Parti socialiste suisse» (pp. 89 et 92).

La seconde partie de ce volume est centrée sur les représentations des conflits sociaux et culturels dans les littératures suisses. La création, littéraire en l’occurrence, est un miroir de la société helvétique de la seconde moitié du XXe siècle. L’image renvoyée contraste avec le discours de la Suisse officielle, basé sur la neutralité et le consensus politique. Ainsi apparaissent des voix critiques, qui mettent en lumière diverses tensions sociales et politiques qui parcouraient la société helvétique de la Guerre froide.

La question migratoire a été au centre de nombreuses tensions. Deux contributions, par des approches différentes, offrent un aperçu des conflits qui ont pu exister autour du sentiment d’altérité grâce à deux études de cas: l’analyse de récits d’immigrés italiens (Angela Alaimo, Mauricette Fournier et Marina Marengo) et les interrogations identitaires de l’écrivain alémanique Martin R. Dean (Anne-Marie Gresser). Hélène Barthelmebs-Raguin a porté son regard sur trois écrivaines de premier plan, Alice Rivaz, Yvette Z’Graggen et Anne-Lise Grobéty. Toutes ont porté un regard critique sur l’histoire de leur pays et l’ont traduit, selon leur sensibilité, dans plusieurs de leurs oeuvres. Deux points particuliers ont été abordés: l’attitude durant Seconde Guerre mondiale et la condition féminine. Selon des modalités différentes, ces écrivaines «pré sentent des vérités contredisant une Histoire helvétique écrite de manière politiquement correcte. Ce faisant elles restituent une mémoire à la Confédération et donc une possibilité de catharsis» (p. 196) Les deux dernières contributions s’intéressent aux potentiels créateurs qui peuvent émerger de conflits culturels et linguistiques. Marta Sábado Novau étudie le cas de l’École de Genève, dont plusieurs de ses «membres» se sont nourris des conceptions françaises et allemandes, radicalement différentes, pour développer une approche originale. Enfin Rosmarie Zeller s’intéresse, dans un article en allemand, au recours au dialecte par des écrivains alémaniques du début du XXIe siècle, dont l’usage tranche avec celui de leurs devanciers.

Quelques petites inadvertances sont à signaler, entre autres: les deux sièges démocrates-chrétiens sont oubliés dans l’évocation de la formule magique de 1959 (p. 18); le Parti radical-démocratique (PRD) a fusionné avec le Parti libéral suisse (PLS) pour donner naissance au Parti libéral-radical (PLR) et non le PLR est devenu le PRD, de plus le PRD était considéré comme un grand parti et non le PLS (p. 120, n. 1); Pascal Couchepin était un conseiller fédéral radical et non libéral (p. 128); Albert Béguin et Marcel Raymond ne sont pas vaudois (p. 221). Quoi qu’il en soit, ces petites erreurs n’enlèvent rien à l’intérêt de ce volume et des contributions qu’il contient. Loin d’épuiser la thématique, il offre d’intéressantes pistes de réflexion pour interroger l’histoire politique, sociale et culturelle de la Suisse de l’après-guerre.

Zitierweise:
Nicolas Gex: Landry CHARRIER, Anne-Sophie GOMEZ, Fanny PLATELLE (dir.): La Suisse, entre consensus et conflits: enjeux et représentations, Reims: Épure, 2016. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 125, 2017, p. 260-261.